![]() |
|||
Une dédicace cachée dans l'œuvre de Ravel : le cœur de l'horloge ?
Certains esprits curieux furent attirés par le silence, le mystère dont Maurice Ravel a entouré son caractère, par le peu d'informations qui nous sont parvenues sur ses sentiments et par une absence apparente de liaison amoureuse. Cela nous vaut une série d'explications qui décrivent Ravel tour à tour comme un artisan trop perfectionniste pour être amoureux, comme un homosexuel caché ou refoulé, ou bien encore comme un enfant égaré dans le monde des adultes... Une découverte inattendue que nous avons faite, par hasard au cœur de son œuvre, et plusieurs années de recherche, nous ont conduit à cette conviction : Ce que Ravel n'a pas dit, il l'a écrit dans sa musique ! Avant de développer ce point, revenons sur les hypothèses “ en vogue ”.
L'horloger suisse ? Stravinski eut le premier cette expression qui rappelle les origines suisses du père de Ravel et fait référence à la perfection formelle de ses Suvres. Malheureusement, elle oublie leur côté expressif, émouvant. Ce jugement musical, que tout le monde, loin s'en faut, ne partage pas, a été étendu parfois au caractère du compositeur. Trop passionné par son art, soupçonné de snobisme, critiqué pour son humour parfois tranchant, Ravel aurait été tout sauf un sentimental. Dernière illustration en date de cette idée, le livre d'Echenoz (Ravel, éditions de minuit) gomme tous les côtés chaleureux du compositeur. Il choisit de ne peindre Ravel qu'après ses 53 ans. Certaines de ses amitiés, les plus fortes, sont passées sous silence et d'autres paraissent singulièrement froides. La profession du père, ingénieur, semble conduire le regard double de l'écrivain et du compositeur sur une profusion de détails techniques. Que Ravel ait pu s'intéresser aux spécificités des locomotives n'est pas impossible mais faut-il pour autant le rendre insensible et occulter complètement son amour pour l'art ? Echenoz s'est pris dans des filets posés par Ravel lui-même. En effet celui-ci a toute sa vie affiché un mépris envers la spontanéité de l'artiste et un respect pour le “ métier ” de l'artisan, mais doit-on le prendre au pied de la lettre ? N'est-ce un masque pareil à celui qu'il porte dans le monde des salons et qu'il laisse tomber auprès de ses amis Maurice Delage, Hélène Jourdan-Morhange et la famille Godebski, entre autres ? Citons l'intéressé qui, en quelques rares occasions, abandonne sa prudence : “ Musicien : créateur ou dilettante ; être sensible au rythme, à la mélodie, à l'harmonie, à l'atmosphère qui créent les sons. Frissonner à l'enchaînement de deux accords, comme au rapport de deux couleurs.” Voilà pour la musique et voici pour l'homme : " On parle de ma sécheresse de cœur, dit-il à Jacques de Zogheb, un voisin de Montfort-l'Amaury. C'est faux. Et vous le savez. Mais je suis basque. Les Basques éprouvent violemment, mais se livrent peu et à quelques-uns seulement. "
Un homosexuel caché ou refoulé ? Une mélodie, l'Indifférent, met en scène un jeune homme efféminé. Vuillermoz croit entendre dans cette musique une sincérité particulière et d'autres à sa suite ont décelé dans le silence de Ravel la conséquence de tendances homosexuelles. Sans trancher, pesons tout de même le poids du thème de l'amour entre homme et femme dans son œuvre : Daphnis et Chloé, les Chansons madécasses, Soupir, Placet futile, l'Heure espagnole, Nicolette, Sur l'herbe... et que prouvent toutes les valses qui jalonnent son œuvre sinon un goût pour une danse... de couple ? Précisons aussi que, contrairement à ce que Etienne Rousso-Plotto affirme dans son Ravel portraits basques (Atlantica), lorsque Ravel se décrit comme " un type dans le genre de Louis II de Bavière ", il ne fait pas référence à l'homosexualité du monarque mais à son insatiable désir de construction, qu'il fait sien au moment de l'achèvement des travaux dans sa maison de Montfort l'Amaury. Qu'il ait côtoyé des homosexuels, qu'il ait eu l'habitude de se coucher tard après avoir erré dans Paris, que la tendre pastorale Daphnis et Chloé soit une référence à la Grèce, sont autant d'arguments inconséquents voire risibles et qui tentent, tant bien que mal, de masquer notre ignorance de la vie privée du compositeur. Rappelons enfin, pour clore ce chapitre sans clore le débat, les témoignages de Stückensmidtt et de Rosenthal qui affirment que Ravel eut recours aux “ Vénus de quartier ”...
Un enfant dans le monde des adultes ? Le Ravel de Christine Chouinard (éd. J.P. Gisserot) tente une autre explication, plus freudienne, celle-là. Ravel n'aurait pas surmonté son complexe d'Œdipe ! Preuve en serait la fréquente thématique du monde des enfants (Ma Mère l'Oye, l'Enfant et les Sortilèges...) le désespoir dans lequel Ravel est plongé après la mort de sa mère. Peu étayée, cette thèse s'arrange parfois avec la réalité pour servir son but. Ainsi Rautendelein, l'Elfe de la Cloche engloutie qui séduit Henri, le fondeur de cloches, devient, aux yeux de Christine Chouinard, une figure maternelle ce qui est très loin du compte car ce personnage féerique, espiègle et dangereux, symbolise de toute évidence la Muse, la beauté et l'inconnu qui attirent l'artiste (Henri) hors de ses limites. Si Ravel fut accablé par le décès de sa mère, c'est que son chagrin put être amplifié par un regret : il savait qu'en s'engageant dans l'armée en 1914, il risquait de lui causer une peine fatale. Or elle meurt en 1917. Par ailleurs, décrire Ravel comme “ un enfant qui a arrêté de grandir ” n'est pas fondé et heurte selon nous la notion de conscience qu'il loue et qui transparaît dans sa correspondance, ses idées et son esthétique. Ces trois visions ne nous satisfont pas car on croit y deviner plus l'idée du peintre que la réalité du modèle. Venons-en maintenant à un élément plus concret, qui nous a mené, de proche en proche à un Ravel plus crédible, plus proche, et plus touchant : l'existence dans quasiment toute sa musique, d'une sorte de refrain musical, qui n'avait pas été repéré jusque-là, et dont la signification était à découvrir... Des notes qui reviennent obstinément. Un premier groupe de notes (ré-mi-sol-la-si) semble récurrent. Déclamées longuement par le piano du Concerto pour la main gauche à sa première entrée, tournant obstinément au début du prélude du Tombeau de Couperin, ces cinq notes suffisent à une minute de musique au tout début du premier des Trois poèmes de Mallarmé. Citons encore L'enfant et les Sortilèges , la Forlane, l'Heure espagnole, qui commencent par elles. Souvent lorsque le début de la pièce n'utilise pas ce motif (que nous noterons M dans la suite de cet article), c'est la deuxième idée qui le présente (Pavane pour une infante défunte, Jardin féerique, Prélude de 1913 pour piano, Sonate posthume, Sonate en Duo, Berceuse sur le nom de Gabriel Fauré). Trois de ces cinq notes reviennent plus fréquemment que les autres. Ce sont les notes mi-la-si que nous noterons m. Présentes au tout début de Daphnis et Chloé, de l'Enfant et les Sortilèges, de l'Heure espagnole (cachées dans le grave), elles se trouvent aussi à des moments dont l'importance est affirmée par la forme, à savoir : dans le courant du premier thème (La Valse, Introduction et allegro, Asie, second mouvement du Concerto en Sol, ...), dans l'idée secondaire (Sonate posthume, Fugue du Tombeau de Couperin, Berceuse sur le nom de Gabriel Fauré, ...), à la toute fin de la pièce (Forlane, Fugue du Tombeau de Couperin), ou à la fin d'un processus d'évolution thématique (Quatuor, Passacaille du Trio, Sonate, Valses nobles et sentimentales). Outre les occurrences significatives, on constate que ces deux motifs peuvent être parfois décelés sous des masques les cachant (écriture enharmonique, répartition à cheval sur deux phrases, voix intérieure...). Ces apparitions voilées, prises indépendamment, pourraient être mises sur le compte du hasard mais il faut tout de même envisager que Ravel ait pu s'assigner la tâche de composer son œuvre entier avec un leitmotiv de cinq notes, suffisamment discrètement pour que personne ne s'en soit rendu compte. Ce serait tout à fait dans son caractère. N'explique-t-il pas à son élève et ami, Manuel Rosenthal, que le secret d'un bon orchestrateur est de savoir duper l'auditeur ? Ne faut-il pas méditer sur cet accès de rire qui le prend, peu de temps avant sa mort et malgré sa maladie, à l'écoute du Boléro. Que dit-il à ses amis, surpris ? “ Quel bon tour j'ai joué au monde musical ! ” Certes, ceci peut s'appliquer au seul Boléro, mais Ravel, que beaucoup ont comparé à un prestidigitateur (“rien dans les mains, rien dans les poches”) n'aurait-il pas pu avoir assez de trempe pour oser jouer son “tour” à l'échelle d'une vie ?
Une symbolique masculin/féminin. Dans la Sonatine, une mélodie se promène, change de visage et apparaît finalement dans le second thème final, sous la forme de m. Cet aboutissement a toutes les caractéristiques de ce qu'on appelait scolairement le thème féminin : Il est perché dans l'aigu, doux par sa nuance et léger par sa mesure à cinq temps. Dans l'Enfant et les Sortilèges le rôle féminin du Feu commence par M, celui du Rossignol (féminin) commence d'abord par le piccolo... qui joue M. La Princesse, au moment où parlant d'elle-même, dit les mots "bien-aimée" les chante... sur m. On peut donc être tenté par une lecture “ sexuée ” de l'utilisation des motifs M et m. Cette lecture donne des résultats étonnants : Ravel a constaté qu'une quinte (la-mi) ressort des transcriptions de son nom et de son prénom. Il a choisi d'opposer cette quinte à une autre quinte (mi-si) qui abrège m dans son ordre le plus fréquent (mi-si-la). Ces deux quintes et leurs notes principales (La et Mi) vont régir une dialectique réunissant masculin et féminin : Dans le premier mouvement du Quatuor et dans la Pavane pour une infante défunte, la première phrase, grave commence par La et la seconde aigue, par Mi. Cette opposition La-Mi structure les couples des œuvres lyriques : Ramiro et Concepcion, Daphnis et Chloé. Dans ce ballet, le thème principal – de l'amour - est constitué de deux quintes La-mi, grave et Mi-si, aigue. Le rapport entre la musique et les didascalies est instructif : “ Chloé est seule ”... un cor anglais joue, solo, le thème M . Elle “ pense à Daphnis ”... et la quinte La-mi apparaît !
Des prédécesseurs plus ou moins connus. Ce retour inlassable des deux motifs m et M, liés au genre féminin et opposés au motif de Ravel, pourrait-il être le résultat d'une transcription du nom d'une femme utilisant l'équivalence des lettres en notes (A= la, B=si...) ? Si l'ampleur du geste étonne, sa nature n'est pas nouvelle : Berlioz promène dans plusieurs mouvements de sa Symphonie fantastique une mélodie, l'idée fixe représentant musicalement la fascination du compositeur pour l'actrice Harriet Smithson. Schumann dans son Carnaval op.9 serait un modèle encore plus probable car en plus d'utiliser dans de nombreuses petites pièces la transcription de Asch, ville natale de sa première fiancée Ernestine von Fricken, il la mêle à ses propres lettres musicales, qui sont d'ailleurs les mêmes mais dans un ordre différent. La présentation sibylline de ces transcriptions dans les Sphynxes pourrait aussi se rapprocher du geste ravélien par la référence au mystère, à l'énigme. Une autre découverte que nous avons faite dans le journal intime de Ricardo Viñes (publié prochainement par Nina Gubisch aux presses universitaires de Montreal) montre que cet ami d'enfance de Ravel a caché, par le moyen d'un code secret, son amour déçu pour une jeune fille nommée Maria de Alba, dont il décide de garder éternellement le souvenir. Il emprunte son système cryptographique à Jules Vernes (La Jangada) et choisit pour clef le nom “ Maria ”. Ce serment de fidélité qu'il ne confie qu'à son journal, il le tiendra et mourra célibataire. Sur le plan esthétique, E.A. Poe, dont le Principe de composition fut un modèle pour Ravel, lui ouvrait la voie en clamant l'universalité du principe de refrain et la nécessité d'un “ courant souterrain de pensée non visible ”...
Qui ? Certaines pistes avortent après un court examen : - André Gédalge, le professeur auquel Ravel disait devoir l'essentiel de son métier, ne donne, une fois transcris, que quatre des cinq notes de M. - Hélène Jourdan-Morhange dont la transcription donne M entier et qui fut une des plus proches amies de Ravel ne le connut que tardivement, en 1916, époque à laquelle était déjà composée une bonne partie des oeuvres citées plus haut. - Si le prénom de Gabriel Fauré, transcrit dans un système moderne (toutes les lettres utilisées), donne le motif M, rien ne le lie à m et pourtant ce deuxième motif apparaît dans la Berceuse, immédiatement après les transcriptions des mots Gabriel Fauré, en même temps que M et avec des accents expressifs ! - Marie Bernadine Gaudin, donne aussi le motif M. Ce fut une amie d'enfance, basque, à laquelle Ravel écrira une carte marquée “ En amodiorik andiena ” : mon plus grand amour. Mais là non plus, rien ne semble lié au motif m et de plus, le deuxième prénom Bernadine semble n'avoir jamais été utilisé par Ravel, or il est nécessaire à la complétude de M puisque donnant la note Si.
Le centre du goût français. Apparaît alors un autre nom, aussi inattendu qu’évident, comme origine de ces deux groupes de notes : celui de la seule personne qui put connaître Ravel toute sa vie durant, qui fut sa dédicataire, son aide et son amie. Femme qui fut " à Paris ce que la déesse Kâli est au panthéon hindou " (P. Morand), peinte par Renoir, Toulouse-Lautrec, Bonnard, Vuillard et Vallotton, transposée en littérature par Cocteau, Alfred Savoir, Pierre Brisson, Octave Mirbeau, et Marcel Proust, élève de Gabriel Fauré, proche de Stravinski, seule femme que Diaghilev eût pu épouser, amie intime de Coco Chanel : Misia Godebska. La biographie-référence de Ravel réalisée par Marcel Marnat (Maurice Ravel, Fayard) contient déjà des éléments troublants : La longue croisière avec Misia après l'échec au prix de Rome, l'offre d'une poupée chinoise le soir de la première de Daphnis et Chloé, l'amitié indéfectible de Ravel pour les Godebski et leurs enfants, la ressemblance des monogrammes de Ravel et Misia... L'autobiographie de Misia étant sujette à caution, nous publierons prochainement le résultat de nos propres recherches biographiques en guise de conclusion... provisoire. Nous espérons y faire mieux saisir l’importance pour Ravel de cette femme remarquée et remarquable, et y faire partager le plaisir de sortir du personnage Ravel pour découvrir l’homme, sensible, plongé comme les autres au cœur de son époque, et en même temps pudique, passionnément concentré sur son travail solitaire de créateur. Si l'utilisation par Ravel d'une secrète dédicace à Misia Godebska ne fait, selon nous, aucun doute, le lien réel entre elle et Ravel reste encore mystérieux. Quel que fût ce lien, on peut dès à présent admirer la beauté et la constance de ce geste d'offrande par lequel l'artiste se soumet à une muse et soumet l'art à l'amour. En 1903, un livre de Rémy de Gourmont, la Physique de l'Amour, décrivait les mœurs du Jardinier de Nouvelle-Calédonie, qui construit pour sa belle, une cabane gigantesque, l'agrémente d'un gazon parsemé de fleurs qu'il y dépose avant d'y faire sa parade. L'auteur y voit l'origine de l'art humain... Le “ Jardin des Heures ” est le titre d'un des poèmes que Gonzalve, dans l'Heure espagnole, dédie à Concepcion et par lequel il sublime son désir. L'autre s'intitule “ le Cœur de l'horloge ”. Or Rosenthal nous apprend que ce bachelier de Tolède représenterait le compositeur dans sa jeunesse. Ravel nous aurait-il tout révélé lui-même, dès le début, en un clin d'œil malicieux ? Dans ce cas, il ne nous tiendrait pas rigueur de l’avoir un peu mieux compris ! |